Rob Gray
Calgary & Sud de l'Alberta AB
Canada
L’année qui m’a façonné
2017 – Novembre
C’est fantastique! Qui l’eût cru? Brody, mon fils aîné, qui n’avait jamais joué un match de football de sa vie avant cette année, et son équipe, les Mustangs de l’Université Western Ontario, viennent de terminer la saison sans défaite et de remporter la Coupe Vanier, lors de la finale du championnat national de football universitaire canadien. Jamais je n’aurais pu prévoir ça il y a 27 ans. Je suis si fier d’être son père.
1989 – Novembre
OH QUE OUI! Nous – les Mustangs de l’Université Western Ontario – venons de remporter la Coupe Vanier! J’adore ce sport! Je devrais cependant être plus heureux que ça, surtout en ce moment, mais les croûtes que j’ai partout sur le corps me rappellent constamment que je ne vais pas bien. Si seulement quelqu’un pouvait me dire ce que c’est. Ça me démange tellement qu’il m’arrive de casser mes crayons en classe pour me gratter, plusieurs fois par jour. Peut-être que ça m’aiderait de faire une pause du football pour reprendre un peu du poids que j’ai perdu; j’ai l’impression d’avoir maigri plus que d’habitude cette année. Enfin, mieux vaut profiter du moment présent, qui sait ce que demain me réserve?
2021 – Mars
Formidable! Cass, ma fille aînée, vient de marquer l’histoire de la NCAA en devenant la première étudiante de première année à remporter, pour les Buffs de l’Université du Colorado, la médaille d’or au championnat national! C’est le point culminant d’une année exceptionnelle pour elle : premier départ à la coupe du monde où elle a récolté des points (en janvier, en Slovénie), 23e au championnat mondial (en Italie) et d’autres épreuves de la coupe du monde! Tout ça pendant qu’elle étudiait à temps plein! Je suis si fier d’être son père.
1990 – Février
Je présume que la biopsie ne s’est pas très bien passée si je me réveille dans cet hôpital de Toronto, en me sentant super mal, avec des tubes qui me sortent de partout. Il faut que je me rappelle à l’avenir d’éviter de saigner du nez pendant une opération et de « laisser » le sang couler dans mes poumons! Au moins, la biopsie est terminée et je vais enfin savoir ce qui ne va pas, même si je le sais déjà. Quand Sally a remarqué que je me grattais tout le temps en classe et qu’elle a commencé à me poser des questions, j’ai su tout de suite que j’avais ce qu’on appelle la « maladie de Hodgkin », comme son père. « Tu as des sueurs nocturnes? » OUI, toutes les nuits! Chaque matin, mes draps et mes oreillers sont trempés! « Tu as perdu du poids? » Oui, plus de dix kilos! « Est-ce que les démangeaisons s’arrêtent parfois? » NON… je peux m’en débarrasser une heure ou deux, si je me gratte jusqu’au sang, mais ça revient tout le temps. « Tu as des bosses sur le cou, sous les bras ou ailleurs? » Oh, en fait, oui, sous le bras, je n’avais pas remarqué. Pourquoi personne ne m’a jamais posé toutes ces questions? On ne sait jamais qui nous aidera au moment où on en a le plus besoin!
2015 – Décembre
J’avais raté la pièce de théâtre de Noël de Jax, ma cadette, à cause du travail. J’espérais qu’elle me réciterait ses répliques au cours du week-end… Ha! ha! Non contente de se limiter à ses répliques, elle m’a joué la pièce au complet, en incarnant tous les personnages, sans note, sans scénario, uniquement de mémoire. C’était éblouissant, j’ai adoré! Je suis si fier d’être son père.
1990 – Février
Quelle soirée étrange ! Tout le monde dans l’équipe et à l’école sait que j’ai le cancer. Je vais à Calgary demain pour commencer les traitements de chimio. J’ai l’impression que c’est une meilleure option que celle qui avait été évoquée à Toronto. Il s’agit d’un nouvel ensemble de substances, offert depuis peu grâce aux avancées de la recherche. Le traitement éliminerait les cellules cancéreuses plus efficacement, mais il est aussi beaucoup plus dur pour l’organisme. On me dit que j’ai de la chance, parce que je suis jeune et en forme – donc que je vais mieux le supporter! C’est drôle, je ne me trouve pas chanceux. Je serais beaucoup plus enthousiaste si je ne risquais pas d’avoir des effets secondaires hautement désagréables. Mais personne ne sait trop, c’est tellement nouveau, et l’échantillon de survivants n’est pas encore assez important pour bien documenter les effets secondaires. À ma place, beaucoup d’autres personnes auraient opté pour une soirée plus « sobre », mais pas nous. Avec mes colocs, nous allons organiser une fête et, comme chaque fois, nous en profiterons pour faire un peu d’argent, en demandant une contribution aux invités. Cette fois-ci, c’est pour venir me dire au revoir dans ma chambre qu’ils ouvriront leur portefeuille. Je sais que ça peut paraître d’un goût douteux, mais nous ferons en sorte que ce soit plaisant. Beaucoup de larmes, de rires et d’accolades en perspective. Qui sait quand ou si je reverrai mes amis. Quelques trucs à ne pas oublier : les gens sont TOUJOURS ce qu’il y a de plus important, l’option la plus difficile est parfois la meilleure, et il faut assumer ses décisions et être en contrôle de sa propre vie.
2020 – Décembre
Comme nous avons ri ce soir! Nous ne nous sommes pas amusés autant depuis le début de la pandémie. Zoe, ma plus jeune, a réussi son premier saut arrière en ski aujourd’hui, preuve vidéo à l’appui. Les premières tentatives ne laissaient pas présager que c’était un objectif réaliste, mais elle s’est relevée à chaque fois, peu importe l’impact de la chute – et toujours avec le sourire! Jamais elle n’a envisagé d’abandonner, ce qui est assez inusité puisqu’elle est une coureuse, pas une skieuse acrobatique. Et on dirait qu’elle s’est plutôt bien entendue avec ce garçon qui l’aidait, je vais les avoir à l’œil, ces deux-là! Je suis si fier d’être son père.
1990 – Avril
C’est vraiment pénible la chimio, mais j’ai des amis extraordinaires, ici à London. Heureusement que mes parents étaient d’accord pour que je reprenne les cours. Je sais que c’était dur pour eux de me voir partir. La bonne nouvelle, c’est que si la chimio a été difficile, les démangeaisons et les sueurs nocturnes ont arrêté! Mes amis ont vraiment répondu présents. C’est beaucoup demander à des colocs de venir vous chercher à l’hôpital après un traitement, de vous ramener à la maison, puis de vous aider à vous coucher et – essentiellement – à veiller sur vous pendant deux ou trois jours avant que vous puissiez réintégrer le monde. Tout ça, en plus de répondre aux appels quotidiens de ma mère, qui demande comment je vais! Mes collègues de classe, mes coéquipiers, mes entraîneurs et mes professeurs se sont tous montrés très compréhensifs et m’ont beaucoup aidé. Je dois m’assurer de toujours avoir des gens formidables à mes côtés, ils font toute la différence et, même si je me crois fort, je ne dois pas avoir peur de demander de l’aide quand j’en ai besoin. Si je survis, ou quand je me rétablirai, et que je serai en mesure d’aider les autres, ce sera mon tour de répondre présent et j’y compte bien.
2019 – Avril
Combien d’heures avons-nous passées sur la route ce week-end pour aller et venir entre les courses de ski et le concours de danse? Ça fera 24 heures en quatre jours. Dylan, mon fils cadet, préférerait se concentrer sur le championnat de ski provincial U14, mais sa troupe de danse a besoin de lui pour la finale; s’il ne vient pas, la chorégraphie ne fonctionnera pas et JAMAIS il ne laisserait tomber son équipe. Il s’est même retiré d’une course pour arriver à temps au concours. Il vient de me dire qu’il ne dansera pas l’an prochain. D’ici là, nous avons encore de la route à faire! Je suis si fier d’être son père.
1990 – Juin
Je suis en bas de la colline qui mène au centre de cancérologie Tom Baker. Pourquoi? Je ne sais pas trop. J’ai tiré sur le tube de chimio et je suis sorti sans qu’on me voie. Je sais que je dois subir les traitements, que c’est ma seule chance, mais c’est de plus en plus difficile de venir ici. Les veines de mes bras ne peuvent plus être utilisées, donc ils me piquent dans les jambes. J’aurais dû les laisser me placer cette espèce de valve près du cœur en février, mais ça me semblait trop invasif; si j’avais su dans quoi je m’embarquais à la place. C’est démoralisant de venir jusqu’ici pour me faire dire que mon taux de globules blancs est trop bas pour que je puisse recevoir la chimio. Cela dit, c’est aussi un soulagement de savoir que je vais passer encore quelques jours dans le vrai monde avant que ça recommence… je vomis maintenant avant le traitement, dans l’appréhension de ce qui m’attend. Ça joue beaucoup sur mon moral. Ma famille et mes amis s’en rendent compte, c’est sûr; ils voient les changements physiologiques, bien entendu, mais les effets psychologiques aussi. Il y a une règle que personne n’évoque (du moins pas en ma présence) : quand je suis avec mes amis le soir, je suis plus ou moins sous surveillance. Personne ne veut que je « déraille », mais tout le monde sait qu’en ce moment, je suis un peu au bord du gouffre, oscillant entre la certitude que je vais m’en tirer et l’incapacité à envisager l’avenir. Aucun de mes proches ne veut que je meure d’autre chose que le cancer « sous sa garde », parce que j’aurais décidé de vivre ma vie à toute allure, comme s’il n’y avait pas de lendemain. Voilà mon père qui veut me convaincre de retourner à Tom Baker. Il a raison, je dois y aller. Je sais ce qui m’attend et je déteste ça; je peux sentir la chimio agir dans mes veines, c’est horrible. Et la semaine prochaine, ça sera un peu comme le néant : je vais avoir des nausées et des vomissements jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, puis je vais m’effondrer dans mon lit et me réveiller à n’importe quelle heure, sans savoir on est quel jour, chaque fois en me sentant hyper mal. Mais je dois y retourner, parfois il n’y a tout simplement pas d’option facile et il faut continuer de lutter. Je ne peux pas non plus être trop émotif devant les autres, c’est déjà si difficile pour eux que, parfois, j’ai l’impression qu’ils ont plus de mal que moi à gérer la situation. Dave, un de mes profs qui a vaincu le cancer, avait raison quand il disait que la douche est un bon endroit pour pleurer.
2021 – Février
Eh bien, me voilà bien instruit! Tayton, mon plus jeune fils de 12 ans, vient de tout m’apprendre sur l’atterrissage du rover Perseverance de la NASA sur Mars qui aura lieu demain. Et quand je dis « tout », je veux dire « tout »! La quantité de détails qu’il connaît! J’ignorais complètement qu’il en savait autant sur le sujet. Quand je lui ai demandé depuis combien de temps ils étudiaient ça à l’école, il m’a répondu qu’ils n’en avaient pas parlé du tout, mais qu’il espérait bien pouvoir regarder l’atterrissage en classe demain. Sinon, Joanne a dit qu’elle irait à l’école pour qu’il puisse la rejoindre dans le camion et « assister à l’événement » avec elle. Mais, selon nous, s’il raconte à sa professeure tout ce qu’il vient de nous enseigner et qu’il lui promet d’expliquer tout ça à ses camarades de classe, elle les laissera probablement regarder l’atterrissage. C’est effectivement ce qui est arrivé et tout le groupe a adoré l’expérience. Je suis si fier d’être son père.
1990 – Novembre
Nous avons perdu hier la demi-finale nationale – mon dernier match de football universitaire à vie. Nous sommes très déçus, l’équipe et moi, mais globalement, je vais bien. Aujourd’hui, après le brunch, j’ai fait une promenade, j’ai étudié, j’ai fait une autre promenade et j’ai embrassé Joanne devant la porte – c’est la fille avec qui j’essaie de sortir depuis quelques mois. J’ai demandé à tous mes amis du football et de l’école qui la connaissaient de nous présenter. À un moment donné, elle leur a dit que nous nous étions vus souvent et qu’ils pouvaient arrêter de nous présenter. Quand je suis revenu à London pour le camp d’entraînement de football, je me suis aperçu que la radiothérapie avait été beaucoup plus facile pour moi (et sans l’ombre des effets secondaires) que la chimio. C’était mon principal objectif de revenir jouer et d’aller à l’école cette année. L’équipe a été exceptionnelle, le personnel médical et les entraîneurs aussi, ils ont fait un suivi constant, m’ont préparé des compresses froides durant les entraînements et des bains glacés après. Ça va bien à l’école. Je suis souvent fatigué, mais je ne me sens pas malade. Les jours sont meilleurs et, espérons-le, les années à venir le seront aussi. Je me demande si d’autres personnes qui traversent le même genre d’épreuve pensent comme moi. J’ai besoin de l’aide des autres, mais je ne veux pas qu’eux aient besoin de moi. Ce raisonnement me paraît sensé. J’ai décidé ce soir que, si dans cinq ans je suis vivant et en rémission, je vais demander à Jo de m’épouser…
1996 – Juillet
Nous y voilà! Jo et moi nous regardons droit dans les yeux et nous sommes sur le point de nous dire « oui ». Je suis tellement chanceux de l’avoir dans ma vie. Elle a accepté ma demande en mariage l’an dernier. Je n’en reviens tout simplement pas, sachant combien elle veut avoir des enfants! Elle est parfaitement consciente qu’avec toute la chimio que j’ai faite, je risque fort d’être stérile. Mais j’espère que non, parce qu’elle ferait une maman extraordinaire. Quelle femme incroyable, je l’aime tant. Allez Rob, concentre-toi, c’est l’heure! Et qui sait ce que demain te réserve.